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Chers grands-parents, familles et amis


Ce texte est un extrait de la lettre aux grands-parents de Johanne Lemieux, psychothérapeute et écrivain spécialisée en adoption internationale. Sa simplicité et sa pertinence en font un support très efficace pour toucher du doigt une réalité de l’adoption et la nécessité d’un attachement parental solide, du point de vue de l’enfant adopté. A destination des grands-parents, mais pas seulement. Lumineux !


 

Mon nom est Pia.

J’ai 13 mois et je vis actuellement à Bogotá, en Colombie. On ne se connaît pas encore, mais je sais que vous avez entendu parler de moi depuis très longtemps. Vous avez souffert en voyant mon futur papa et ma future maman m’espérer si longtemps. Vous pensiez que j’arriverais dans votre vie par une naissance et que nous aurions une filiation biologique. Maintenant vous savez que je vais arriver par adoption et que nous aurons une filiation par le cœur et par l’âme.

Comme vous vous en doutez bien, j’ai déjà à mon jeune âge tout un destin ! Si ma vie avait été facile et normale, je n’aurais pas eu besoin qu’on me trouve une nouvelle famille à l’autre bout du monde. C’est justement parce que j’ai déjà vécu de nombreuses épreuves que je souhaite que tout se passe le mieux possible lorsque je vais arriver dans la vie de mes nouveaux parents et dans votre vie à vous aussi.

Une chose est certaine : mes nouveaux parents auront besoin de vous avant, pendant et après mon arrivée, car c’est un rôle nouveau et exigeant qu’ils auront à apprendre. Moi, je vais avoir besoin de vous pour le reste de ma vie, mais pas pendant les premiers mois…  Je sais, c’est étrange. Ce n’est pas tout à fait comme une naissance, une adoption.

 

Voici pourquoi :

Dans le contexte d’une naissance, le bébé n’a pas encore – a priori – vécu de mauvaises expériences. Il connaît sensoriellement sa maman biologique, puis il va découvrir son papa, puis vous, doucement, tranquillement, par étapes. Il ne vous viendrait pas à l’idée de vous imposer pour empêcher la maman de donner le sein ou de remplacer le papa pour toujours donner le biberon. Vous savez que, pendant les premiers mois, le bébé a surtout besoin des soins de ses deux parents pour s’attacher solidement à eux avant de s’attacher solidement à vous par la suite.

Pour toutes sortes de raisons complexes et qui ne sont pas de ma faute à moi, je n’ai pas eu cette chance de rester physiquement, sensoriellement, émotivement proche de mes parents biologiques. Ils ont disparu dans l’univers en me laissant en grand danger à cause du choc physique et émotif de leur disparition.

Oui, mon petit corps se souvient d’avoir eu peur, d’avoir été triste au point de ne plus vouloir vivre… au point de penser que je devais être un mauvais bébé, un bébé avec peu de valeur ou d’importance pour qu’on arrête de me protéger ainsi. J’étais bien trop petite pour comprendre que c’est toujours des problèmes d’adulte qui causent des abandons, pas l’enfant lui – même. Quand je serai plus grande je vais pouvoir comprendre que ce n’est jamais, jamais la faute des bébés. Ce fut une grande épreuve, mais j’y ai survécu. Car oui, je suis une survivante. Vous savez, beaucoup de bébés humains se laissent mourir quand ils sont séparés de leur première maman. Pas moi ! Mais je ne savais pas que ce n’était pas encore fini…

 

Ensuite, j’ai dû aussi survivre pendant des mois (ou des années) dans des conditions de vie difficiles. Les nounous de l’orphelinat ont pris soin de moi mais n’ont jamais pu me donner tout ce dont j’avais besoin :

  1. Je n’ai pas mangé au moment où j’avais faim. J’ai dû attendre beaucoup et longtemps de ventre vide.
  2. Je n’ai pas été changée au moment où j’ai souillé ma couche. J’ai dû attendre avec des brûlures aux fesses et beaucoup d’inconfort. Cela a stressé mon corps inutilement.
  3. Je n’ai pas été bercée pour m’endormir et personne ne m’a chanté des chansons. J’ai dû me bercer moi-même ou m’endormir d’épuisement plutôt que paisiblement.
  4. Je n’ai pas été caressée, complimentée, chatouillée, encouragée à parler, à bouger, à marcher. Ce qui fait que je me suis beaucoup ennuyée. Mon cerveau n’a pas eu la nourriture sensorielle, affective et cognitive nécessaire pour que mes neurones se connectent rapidement. Mon cerveau a pris du retard dans son développement.
  5. Je n’ai pas été soignée immédiatement lorsque j’avais des coliques, des douleurs, des infections, des éruptions cutanées comme tous les petits bébés. J’ai dû me débrouiller toute seule, endurer en silence ou en pleurant jusqu’à l’épuisement ou jusqu’à ce que le sommeil me libère temporairement.
  6. Comme personne ne m’a suffisamment protégée, j’ai sur-utilisé mes émotions de survie (colère, tristesse, peur) ce qui a nui au développement des autres fonctions de mon cerveau, celles qui existent pour apprendre que la vie est belle (joie, plaisir, désir).
  7. Je ne me suis pas sentie compétente, car quand je pleurais, personne ne me répondait, quand je voulais avoir des interdictions, personne ne s’occupait de moi. Je me sentais invisible. Mon estime de moi-même est donc fragile. Je ne suis pas certaine d’avoir ma place dans l’univers.
  8. Je n’ai pas développé mon langage, car personne n’a pris le temps de me parler, de me montrer le nom des objets ou de refléter mes émotions en les nommant.
  9. Je n’ai pas été regardée dans les yeux avec amour, admiration, tendresse, fascination. Je n’ai pas appris à bien décoder les expressions du visage.

En écrivant tout cela, je ne veux absolument pas que vous ayez pitié de moi. Ce qui m’est arrivé est triste, injuste, mais je ne veux pas être vue comme une victime. Je veux être vue comme une survivante qui a plein de ressources. Je souhaite qu’on me regarde avec un regard de compassion pour tout le travail que j’aurai à faire pour reprendre mon développement et avoir enfin une vie heureuse. Je suis résiliente, mais cela ne suffira pas. Je vais avoir besoin de mes parents et de vous. Je veux que vous deveniez mes tuteurs de résilience. Comme on met un tuteur à un tournesol pour qu’il pousse bien, vers le soleil. Pour que vous m’aidiez à pousser en beauté et en santé.

Votre compassion doit se porter surtout sur la réalité que je n’ai été précieuse, importante et unique pour personne jusqu’à maintenant … Ce sera la blessure la plus douloureuse dont j’aurai à guérir. Bien plus que la malnutrition, que la négligence. Je faisais partie d’un groupe d’enfant, je n’étais pas un individu unique. Il y avait trop de nounous différentes, trop de changements de personnes dans ma vie. Je ne me suis jamais sentie spéciale, belle, intéressante et aimable, puisque personne ne semblait aimer rester auprès de moi pour toujours.

Plusieurs adultes ont pris soin de moi, mais sans qu’ils s’attachent à moi, et sans que je ne m’attache à eux. Vous devez savoir que l’attachement n’a rien à voir avec l’amour. L’attachement, c’est un lien fort, un lien permanent de sécurité, de confiance et de conviction, la conviction que je suis pour quelqu’un tellement spécial qu’il ne me quittera pas, et ce, pour toujours. Lorsqu’un enfant est en relation d’attachement sécurisé avec son parent, il sait, il sent que son parent ne l’abandonnera jamais, qu’il répondra toujours à ses besoins et qu’il le protégera toujours des dangers. Le sentiment d’amour, pour un enfant, arrive dans son cœur et dans son âme après l’attachement, comme on met une cerise sur un gâteau.

J’ai donc appris que j’étais petite, vulnérable, dépendante et que j’avais besoin d’un adulte pour survivre… de n’importe quel adulte. C’est pourquoi ce qui sera le plus difficile et le plus important pour tout mon avenir, c’est de réussir à faire confiance et à me sentir en sécurité avec mon nouveau papa et ma nouvelle maman. Le plus ardu sera de tisser un lien d’attachement solide, permanent, avec eux d’abord. Alors que tous les autres liens ont été faibles et/ou se sont coupés. Car tout mon être aura peur au début qu’eux aussi disparaissent ; qu’eux aussi ne décodent pas mes besoins et n’y répondent pas de façon rapide, chaleureuse, prévisible ; qu’eux aussi ne me voient pas comme spéciale, unique, digne d’amour et d’investissement. Comment cela pourrait-il en être autrement ? Jusqu’à mon adoption, je n’aurai rien vécu d’autre ! J’ai appris avec courage à m’adapter, à m’ajuster, mais pas à m’attacher …

Cela prendra du temps pour que je puisse me rassurer, reprendre des forces, m’attacher, m’accrocher à eux. Il faudra que ce soit eux seuls qui répondent à tous mes besoins de survie, soit me faire manger et boire, me consoler et me soigner, pendant plusieurs mois avant que je comprenne que c’est vrai, possible, réel et merveilleux. Cette étape m’est nécessaire avant de comprendre que je peux vraiment compter sur eux et qu’ils semblent vraiment aimer s’occuper de moi. Car l’attachement se fait lorsqu’un enfant vit une détresse et que son parent apaise cette détresse. Cela doit se répéter des milliers de fois avant de s’imprimer dans notre cerveau pour toujours.

Une fois que je serai rassurée, une fois que j’aurai senti et vécu ces deux liens possibles, agréables, apaisants, je vais pouvoir confier ma vie, ma santé et ma sécurité à mes nouveaux parents. Je vais enfin être disponible pour créer d’autres liens avec vous, mes grands-parents, puis avec les autres membres de ma nouvelle famille.

Je sais que ce que je vous demande est difficile et très différent de vos espérances ou de ce que vous avez déjà vécu avec vos autres petits-enfants. Je sais que ce sera pénible de ne pas pouvoir me cajoler, me câliner tout de suite. Cela va vous en demander beaucoup. Vous allez devoir mettre vos besoins (tellement légitimes !) en pause pour quelques temps. Mais pour mieux vous reprendre ensuite ! Je vous le promets !

Je vous assure que de respecter le cocon physique et affectif que papa et maman envelopperont autour de moi est la meilleure façon de m’accueillir et de commencer à m’aimer. Plus je vais être capable de fabriquer ce lien avec eux, plus je vais savoir comment le faire ensuite avec vous. Fabriquer 4, 5 ou 6 liens ensemble en même temps est au-dessus de mes forces. Cela me rendrait confuse, car cela ressemblerait tellement à ce que j’ai vécu en pré-adoption, que je continuerais à avoir des relations superficielles, uniquement utilitaires pour le reste de ma vie.

Il existe même un risque encore pire et très réel. Avec toutes vos années d’expérience comme parents, vous allez savoir très bien comment me consoler, comment me nourrir, comment me faire boire. Vous allez savoir vous y prendre avec moi, encore plus que mes nouveaux parents qui seront encore en apprentissage, nerveux, insécurisés comme tous les nouveaux parents. Si vous prenez trop de place au début pour me donner des soins de base, je risque de me sentir plus sécurisé, en confiance, dans vos bras que dans ceux de mon nouveau papa et de ma nouvelle maman. Je risque de créer un premier attachement plus solide avec vous qu’avec mes parents. Comme vous ne serez pas toujours là, je risque de me sentir ré-abandonnée à chaque fois que vous allez venir me voir, puis repartir ! Je risque de ne plus vouloir de mes nouveaux parents et de continuer à avoir des relations utilitaires avec eux, comme s’ils étaient une nounou numéro 7, 8 ou 9, rien de plus, rien de moins.

Imaginez donc le scénario catastrophe : avec toutes les meilleures intentions du monde de votre part, avec votre désir de me connaître, de m’aimer, de me soigner, vous pourriez saboter le lien d’attachement avec mes nouveaux parents et me créer des douleurs à chacun de vos départs !

Je sais que c’est la dernière chose que vous souhaitez.
Alors comment m’être utile ? Comment commencer à jouer votre rôle de papy et mamy dès mon arrivée ?

 

En prenant soin de mes parents !

  •  En leur offrant de l’aide concrète : des petits plats, de l’aide pour les courses, le ménage, etc.
  • En leur offrant une oreille attentive pour les écouter sans juger, et en leur disant que c’est normal de vouloir si bien faire et de parfois échouer. Car, que vous ayez adopté ou non, vous êtes sûrement passés par là !
  •   En respectant une intimité totale durant les premiers jours. Puis en faisant de courtes visites, pendant lesquelles vous pourrez peut-être jouer avec moi, mais pas tout de suite pour me soigner, me nourrir, me bercer ou me garder. Je vais ainsi me laisser apprivoiser par vous, d’abord de loin, comme le Petit Prince avec son renard, mais sans compter sur vous pour ma survie au début.
  •  En prenant des nouvelles de mes parents.
  • En vous intéressant à la normalité adoptive.
  •  Puis, quelques mois après l’adoption, quand mon papa et ma maman verront assez de signes d’attachement, ils auront besoin de répit. YOUPI ! Et c’est LÀ, à ce moment-là, que je vais être disponible pour m’attacher à vous. Vous pourrez venir me garder 30 minutes, puis une heure, puis deux heures pendant lesquelles vous pourrez enfin me bercer, me nourrir, me chatouiller, me chanter des chansons, jouer avec moi, me coucher et me consoler.

 

Vous savez, pour grandir en beauté, en santé, pour apprendre à m’aimer moi- même, puis pour aimer la vie, je vais avoir besoin de vous et de toute la famille. Mais pas tout de suite, un peu plus tard, mais pour toujours.

Donnez-moi seulement le temps de réparer mes blessures d’attachement avec mes deux parents d’abord. Vous m’avez attendu pendant plusieurs années. Est-ce trop de vous demander d’attendre encore un peu ? Notre nouvelle relation en sera encore plus belle, plus forte et plus utile pour vous et pour moi.

Je vous remercie déjà, car je sais que vous comprenez mieux maintenant.

Je compte sur votre expérience et votre sagesse durement acquises pour soutenir mes parents dans leur nouveau rôle.

J’ai très hâte de vous connaître ! Il paraît que lorsqu’on est prêt, avoir des grands­ parents qui nous aiment et qui nous gâtent est une chose unique, spéciale et formidable !

¡ Pia !

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